Informations principales
Ibn Khaldoun (dont le nom complet est Abou Zeïd Abdelrahman ibn Mohammed ibn Khaldoun al-Hadrami) est un historien, géographe, économiste, démographe, homme d’État et précurseur de la sociologie, d’origine arabe, né le 27 mai 1332 à Tunis, dans le Sultanat hafside de Tunis (qui correspond à l’actuelle Tunisie) et mort le 17 mars 1406 au Caire, dans le Sultanat mamelouk d’Égypte (qui correspond à l’actuelle Égypte). Certaines hypothèses lui donnent des origines berbères et européennes.
Il est issu d’une grande famille andalouse, mais d’origine yéménite, qui a été chassée de la péninsule ibérique au moment de la Reconquista.
Ibn Khaldoun a beaucoup exercé comme ministre ou conseiller auprès des souverains berbères musulmans dans la région du Maghreb. À 45 ans, il se retire au Caire pour devenir enseignant et prendre le temps de rédiger son œuvre, même si déjà très tôt dans sa vie, il a cherché à comprendre et à expliquer les événements dont il était témoin. Cela lui a permis d’élaborer une analyse de l’histoire qui intègre les dimensions sociales, politiques, économiques et culturelles. Cette analyse va permettre d’ouvrir la voie aux grands systèmes d’explication économiques qui seront développés en Europe aux 19ème et 20ème siècles, dont, par exemple, le marxisme.
Durant toute sa vie, il va voyager et notamment passer par Damas en 1401, juste avant que le guerrier turco-mongol Tamerlan n’assiège et ne prenne la ville. Khaldoun va alors obtenir de ce dernier qu’il épargne la vie des habitants, alors que normalement, lors de ses conquêtes, Tamerlan les massacrait tous, excepté les artisans. Il a vécu, également à Tunis, là où il est né, ainsi qu’à Fès, à Tlemcen, à Grenade et, enfin, au Caire où il mourra.
Il est considéré comme un précurseur de la sociologie et de la démographie modernes grâce à la manière avec laquelle il a observé et analysé les changements sociaux et politiques dans la péninsule Ibérique et du Maghreb de son temps.
Son œuvre la plus importante sera l’ouvrage Le Livre des exemples (aussi parfois nommé Livre des considérations sur l’histoire des Arabes, des Persans et des Berbères) dans lequel il raconte l’Histoire universelle sur la base des observations de ses voyages, de son expérience de la politique et de l’administration, mais également en reprenant les écrits de ses prédécesseurs. Dans cet ouvrage, c’est la première partie, intitulée Les Prolégomènes (ou la Muqaddima) qui sera essentiellement retenue parce qu’elle expose la vision d’Ibn Khaldoun sur la manière dont naissent et meurent les empires. Par conséquent, cela fera de lui un historien majeur. En effet, il aura une approche moderne concernant la méthode de ses ouvrages en insistant sur l’importance des sources, de leur authenticité et de leur vérification avec des critères purement rationnels.
Les savants et les intellectuels dans l’Europe du 19ème siècle ont reconnu l’impact et l’importance qu’avait eu la partie intitulée Les Prolégomènes de l’ouvrage de Khaldoun et considèrent ainsi, ce dernier comme l’un des plus grands philosophes de l’époque du Moyen-Âge.
Par ailleurs, en développant une théorie de l’histoire qui est centrée sur les grands mouvements de la société, Ibn Khaldoun a mené de nombreuses réflexions sur l’économie, qui pouvaient être considérées comme modernes pour l’époque.
Ibn Khaldoun : une nouvelle conception de l’histoire et de la société
Ibn Khaldoun s’est posé en pionnier des sciences sociales. En effet, il était conscient de la valeur et de la signification de son œuvre, et par conséquent, il a affirmé, de manière explicite, avoir inventé une “nouvelle discipline” pour rendre compte de “la nature de la civilisation et les accidents qui l’affectent”, à savoir, la science de la société humaine. Cette science s’appuie, selon lui, sur différents principes méthodologiques qu’il expose, mais tout en critiquant ses prédécesseurs. Il reproche à certains d’entre eux, comme par exemple à Aristote de n’avoir que des considérations uniquement idéalistes, théoriques et spéculatives. Lui, considère qu’il faut partir de l’observation et qu’il faut vérifier et contrôler les sources.
Mais en même temps, il estime que l’histoire ne doit pas être réduite à une succession d’événements, comme cela est le cas chez Hérodote et Thucydide notamment. En effet, il explique à ce sujet qu’il faut en expliquer le déroulement. Cela signifie concrètement qu’il faut, pour chaque grand mouvement de l’histoire, rapporter, analyser et expliquer ce qu’il s’est passé, ce qui ne se limite pas à simplement donner les actions des décideurs, chefs d’État et monarques. Ibn Khaldoun met donc en avant une conception holiste de l’histoire, celle-ci étant basée sur de grands mouvements sociaux. Le holisme se définit par la pensée selon laquelle un phénomène doit être expliqué en le prenant en tant qu’un ensemble indivisible, et non pas en le considérant comme une simple somme de ses différentes parties. Cette dernière vision ne suffit donc pas à le définir.
Une théorie du développement qui permet d’expliquer comment les civilisations naissent, grandissent et dépérissent
Ibn Khaldoun propose alors une théorie du développement qui permet d’expliquer comment les civilisations naissent, grandissent et dépérissent, et pourquoi certaines d’entre elles progressent de manière plus rapide que d’autres. Concernant la vision qu’il a de ces processus, ce n’est pas une vision linéaire, mais cyclique, c’est-à-dire qui fonctionne par cycles. Selon lui, le déclin est la condition nécessaire pour relancer un processus de développement. Khaldoun expose l’idée que, pour expliquer la société humaine, il faut tenir compte de l’interaction entre les différentes institutions sociales, politiques, économiques et culturelles. L’économie occupe dans ce raisonnement une place centrale, dans la mesure où il existe des différences entre les conditions de vie des sociétés qui dépendent de leurs moyens d’existence. C’est principalement pour cette raison qu’Ibn Khaldoun est considéré par certains comme un précurseur de Karl Marx qui a fondé le marxisme et du matérialisme historique.
Ibn Khaldoun estime que, dans la mesure où l’Homme est plus faible que les animaux, il doit, pour survivre, se défendre grâce à la coopération et à la division du travail. Pour appuyer son raisonnement, il fait notamment référence à la pensée d’Aristote, selon laquelle l’Homme est un animal politique.
Toutefois, Khaldoun considère, en même temps, que l’agressivité et l’injustice sont intégrés à la nature animale, ce qui inclut la nature humaine. À travers cette analyse, il va anticiper les thèses qui seront développées plus tard par Jean-Jacques Rousseau et Thomas Hobbes. Ces derniers développeront l’idée selon laquelle pour qu’il y ait la survie de la société, un arbitrage est essentiel. Cet arbitrage est ainsi la source du pouvoir, cela est donc une fonction naturelle pour les individus. Le contraire, qui correspond à une absence d’ordre politique, mènerait, sans que l’on puisse l’empêcher, à l’extinction de l’espèce humaine. Cette argumentation est complétée par le fait que le pouvoir du souverain (ou du dirigeant) s’appuie sur l’épée, qui a un rôle essentiel dans la phase d’émergence des États, et la plume.
La dialectique entre la campagne et la ville a un rôle majeur pour Ibn Khaldoun
Dans la dynamique historique proposée par Ibn Khaldoun, la dialectique (c’est-à-dire les échanges) entre la campagne et la ville, ce qui implique l’ordre rural et l’ordre urbain, a un rôle majeur. En effet, selon lui, le développement commence avant tout par la campagne, parce que cette dernière peut être caractérisée par la stabilité et la solidarité (ce qu’il qualifie d’esprit de corps) de l’ordre social.
Toutefois, il estime que cette stabilité et cette solidarité s’affaiblissent dans la ville, parce que les citoyens se retrouvent forcément, selon lui, corrompus par la facilité et le luxe qui s’y trouve. Pour Ibn Khaldoun, c’est cela qui est à l’origine du déclin des grandes villes, et notamment dans celles où il a vécu. De plus, il considère que, de manière inévitable, après quelques générations (trois ou quatre), il y a, d’abord, un affaiblissement, puis un écroulement de dynasties qui étaient auparavant puissantes. Ce mécanisme entraîne un effondrement de l’économie et donc, un retour à des conditions primitives. Pour lui, c’est alors cette situation qui va permettre d’engendrer une nouvelle période de croissance.
Une vision de l’économie considérée comme moderne
Un certain nombre de passages de l’œuvre d’Ibn Khaldoun sont consacrés à des réflexions, considérées comme modernes pour l’époque, sur l’économie, c’est-à-dire sur les questions du marché, de la valeur, des prix, de la monnaie, de la production, de la répartition, des crises, de la fiscalité, et enfin sur la démographie.
Khaldoun considère notamment que la cause de la richesse est le travail, ce qui implique que la valeur des produits est déterminée par la quantité de travail qui a été nécessaire à leur production. Cette vision avait déjà été avancée par Aristote et sera celle des économistes classiques ensuite.
Ibn Khaldoun estime que, grâce à la division du travail, la production crée un surplus, au-delà de ce qui est nécessaire pour satisfaire les besoins essentiels des individus. Ce surplus engendre des profits qui peuvent être accumulés, ce qui rend possibles et accessibles la richesse et le luxe. Ce mécanisme permet d’accroître les revenus fiscaux, ce qui permet également de développer et d’étendre la richesse et la puissance des États, dans la mesure où ils peuvent construire et développer des villes, cités, forteresses et citadelles.
Grâce à tous les progrès de la civilisation, cela favorise une diminution des prix des produits de première nécessité, par rapport aux prix des biens de luxe. Néanmoins, Khaldoun explique par la suite comment les prix bas peuvent être ruineux pour l’activité économique et pour le commerce. En effet, si les prix évoluent et fluctuent en fonction des conditions du marché, ceux de l’or et de l’argent, qui jouent le rôle d’étalons de valeur, devraient, selon lui, rester stables. Il indique à ce titre que la charge de la monnaie devrait être une charge religieuse. De plus, Ibn Khaldoun considère que le prix doit permettre de rémunérer, à la fois, le marchand (à travers le profit), le producteur (à travers le salaire), et enfin, l’État (à travers les impôts et taxes). Chacun de ces éléments étant déterminé et fixé par la loi de l’offre et de la demande.
Selon Khaldoun, les impôts et les taxes constituent un élément important de la croissance. Il va d’ailleurs considérer à ce sujet que le bureau des finances et de l’impôt est une institution qui est indispensable et inévitable du pouvoir. Néanmoins, il juge que l’augmentation de ces impôts et de ces taxes, engendre un effet pervers. En effet, les impôts et les taxes augmentent en même temps que la croissance économique. Il arrive un moment où les profits espérés ne peuvent plus être réalisés, ce qui amène les citoyens à ne plus trouver d’avantages à s’investir dans des activités économiques. Ce mécanisme contribue, selon Khaldoun, au déclin des États. Il juge que, pour contrer ce déclin, il faut modérer les impôts.
À travers ce raisonnement, Ibn Khaldoun se positionne en précurseur des économistes de l’offre, qui défendent les baisses d’impôts. En effet, pour lui, le déclin des sociétés et des économies ne vient pas d’une insuffisance de la demande, mais d’un excès d’impôts.