Informations principales
Albert Otto Hirschman est un économiste allemand, et naturalisé américain, né le 7 avril 1915 à Berlin, en Allemagne et mort le 10 décembre 2012 à Ewing Township, dans l’État du New Jersey, aux États-Unis.
Il a reçu une formation multinationale, étudiant dans des écoles et universités de différents pays tels que celles de l’Allemagne, de la France, du Royaume-Uni ou encore de l’Italie.
Il est considéré comme un économiste hétérodoxe dans la mesure où ses recherches pluridisciplinaires rendent difficile sa classification dans une des disciplines auxquelles il a contribué, entre autres, l’économie, les sciences politiques et la sociologie.
Albert Hirschman a réalisé un apport significatif aux théories du développement et à l’étude de la société capitaliste. Il rejette les interprétations économiques qui résultent d’une cause unique et préfère s’appuyer sur diverses sciences sociales afin d’expliquer les transformations que connaît le monde. En effet, durant toute sa carrière, il mettra à contribution des considérations économiques, mais également politiques, sociologiques, historiques, philosophiques et psychologiques.
Très jeune, à l’âge de 16 ans, il adhère aux Jeunesses socialistes du Parti social-démocrate (SPD) allemand avec lesquelles il s’opposera, parfois avec violence, aux nazis. Il va poursuivre son militantisme à travers des activités illégales de propagande suite à la prise de pouvoir d’Adolf Hitler. Cependant, il quittera l’Allemagne en 1933 pour la France après la mort de son père.
La lutte contre le fascisme et le nazisme lui tenait à cœur. C’est la raison pour laquelle il luttera contre le nazisme en Allemagne, qu’il participera à la lutte contre le soulèvement franquiste en Espagne, puis qu’il s’est engagé dans l’opposition clandestine au fascisme de Mussolini en Italie, avant de devoir quitter ce dernier pays suite à l’adoption des lois raciales (dont il était visé en tant que juif). Enfin, il a participé à l’organisation de l’émigration clandestine des individus menacés en France par le régime de Vichy. C’est suite aux soupçons des autorités françaises qu’il part pour les États-Unis en 1940.
Les questions du développement et de la dépendance
Pour Albert Hirschman, l’économique et le politique sont étroitement reliés, ce qui implique que dans la vie sociale, les conflits, mais aussi les rapports de force et les effets de domination ont un rôle déterminant.
Le premier livre qu’il a écrit et publié en 1945, intitulé Puissance nationale et structure du commerce extérieur est issu d’une réflexion sur l’Allemagne nazie. Dans cet ouvrage, il réalise une analyse des aspects politiques du commerce international et étudie comment les relations économiques internationales sont utilisées comme un instrument de pouvoir. Dès ce livre, Hirschman rejette le fait qu’il n’y ait qu’une seule cause aux phénomènes sociaux et économiques, ce qu’il appelle les interprétations économiques monocausales des phénomènes sociaux, et plus particulièrement concernant le sujet du développement.
À partir de son livre intitulé Stratégie du développement économique, publié en 1958, Albert Hirschman s’impose comme l’un des principaux contributeurs dans les débats sur le développement et la dépendance, dont l’idée était cependant déjà présente dans son livre précédent. C’est dans cet ouvrage qu’il présente les stratégies de développement économique. Il met en opposition les théories néoclassiques qui sont fondées sur la rationalité, la croissance équilibrée et l’industrialisation harmonieuse avec la croissance déséquilibrée, qui est, selon lui, source de tensions. En effet, il tient ce raisonnement du fait qu’il voit dans la croissance une succession de déséquilibres, dans la mesure où la croissance apparaît d’abord dans certains secteurs ou certaines régions, avant de s’étendre ensuite au reste de l’économie.
Par ailleurs, il insiste sur le rôle de l’apprentissage cumulatif, selon lequel l’acquisition d’une aptitude permet à un individu d’en acquérir une autre, et ainsi de suite. À partir de cette notion, Albert Hirschman crée les concepts de liaisons en amont et en aval dans le but de décrire les effets d’entraînement (c’est-à-dire les effets que cela entraîne sur d’autres variables) que peut exercer une industrie sur celles qui lui fournissent ses inputs (c’est-à-dire ce qui entre dans la production) ou celles qui fabriquent les outputs (c’est-à-dire ce qui sort de la production) auxquels elle contribue.
Concrètement, il estime qu’il existe des liaisons entre les branches industrielles. Dans le cas de liaisons en amont, la mise en place d’une industrie va créer une demande pour des inputs (ou entrants), par exemple l’industrie automobile nécessite de l’acier. Dans le cas de liaisons en aval, le produit d’une industrie peut devenir le facteur de production d’une autre industrie, par exemple, le forage pétrolier permet de créer une filière de pétrochimie. C’est sur la base de ce raisonnement qu’Albert Hirschman préconise de concentrer sur un nombre limité de secteurs les efforts d’investissement. Ces secteurs doivent être sélectionnés selon leurs effets d’entraînement, dans le but de créer des pôles de croissance. À l’époque de Hirschman, cette vision s’opposait à l’idée de croissance équilibrée.
Par rapport aux politiques de développement, Hirschman a une vision pragmatique qu’il qualifie de « possibiliste« . En effet, il n’apprécie pas les principes généraux et les solutions abstraites et juge indispensable d’examiner minutieusement la situation avant d’en tirer des conclusions et donc de savoir comment agir.
Par ailleurs, concernant le lien entre la politique et l’économie, Albert Hirschman a réalisé une étude sur les finances et l’économie italienne à la fin des années 1930, au moment où il a vécu quelques mois en Italie. Dans cette étude, il explique que malgré une gestion habile de l’économie, la politique autarcique qu’a menée le gouvernement italien, ainsi que la préparation de la guerre ont eu pour conséquence de créer une croissance excessive du secteur public, d’appauvrir la population et d’asphyxier l’appareil productif et financier.
Le lien entre la puissance nationale et le commerce international fait par Albert Hirschman
Durant la période qui a précédé la Seconde Guerre mondiale, l’une des caractéristiques a été l’utilisation des relations économiques internationales comme instrument de puissance entre les États. Albert Hirschman est parti de ce constat et s’est demandé, dans son ouvrage Puissance nationale et structure du commerce extérieur paru en 1945 de quelle manière le système du commerce international pouvait être utilisé et exploité afin de créer des rapports d’influence, de dépendance, et même dans certains cas, de domination. Il est arrivé à la conclusion que le pouvoir et la capacité d’organiser et de régler le commerce extérieur devraient être retirés à toutes les nations. Ce pouvoir serait alors confié à une autorité supranationale qui aurait une mission de supervision et d’organisation des différents mécanismes du commerce international.
Plus tard dans sa carrière, il dira que ces propositions étaient un peu naïves, mais elles auront cependant quand même un écho, notamment concernant les idées de fédéralisme européen qui se sont développées à ce moment-là.
La nature et les évolutions de la société capitaliste selon Albert Hirschman
À partir des années 1970, Albert Hirschman continue de contribuer au champ du développement, mais il décide aussi d’étudier plusieurs pans de l’évolution du capitalisme. C’est à ce titre qu’il approfondit (et même radicalise) sa critique des limites de l’analyse économique. Il juge cette dernière étriquée et trop fondée sur la rationalité de l’homo œconomicus selon lequel l’Homme économique est considéré comme quelqu’un de rationnel et de maximisateur (cette représentation théorique du comportement de l’être humain est à la base du modèle néoclassique en économie).
Son ouvrage intitulé Défection et prise de parole : théorie et applications (nommé Exit, Voice and Loyalty en anglais), publié en 1970 va être l’un de ses livres les plus influents. Dans cet écrit, il explique que lorsque les individus sont mécontents face aux défaillances des entreprises, organisations ou encore gouvernements, ils ont à leur disposition trois choix. Le premier est la réaction silencieuse (ou la défection), ce qui signifie qu’un consommateur qui n’est pas satisfait peut simplement changer de marque de produit en n’achetant plus le produit concerné. Le second est le renoncement à l’action (ou la loyauté), ce qui signifie que le consommateur reste fidèle à la marque et continue d’acheter le produit. Enfin, le troisième est la protestation (ou la prise de parole), ce qui signifie qu’il décide de contester et de manifester de diverses manières contre ce qui ne lui convient pas.
Albert Hirschman montre qu’il est possible d’appliquer ce modèle à un très grand nombre de situations dans lesquelles un individu est volontairement associé à un groupe.
Lorsque Hirschman analyse la situation de l’Amérique latine, il se rend compte que les conflits sociaux sont importants pour favoriser un apprentissage des compromis politiques. À l’inverse des conflits religieux ou ethniques par exemple, les conflits sociaux laissent se dégager, même si cela est fragile, l’art de la conciliation, dans la mesure où les différents acteurs peuvent pratiquer la prise de parole, la participation et la délibération.
Albert Hirschman a consacré plusieurs écrits à l’étude de l’émergence et de l’évolution du capitalisme, en prenant soin d’analyser les idées qui accompagnent ce processus. C’est dans ce cadre qu’il montre comment, à partir du 17ème siècle, le concept d’intérêt a permis de dépasser l’opposition traditionnelle que les philosophes de ce temps réalisaient entre la raison et les passions, et de renforcer la légitimité d’un système social qui était basé sur la quête de l’argent et sur l’enrichissement individuel. Toutefois, cette légitimité commencera ensuite à être remise en cause, au 19ème siècle par divers mouvements (romantique, marxisme et freudisme).
Par ailleurs, pour Hirschman, l’évolution de ce système se caractérise par une alternance de phases dans lesquelles les préoccupations privées prennent le pas sur les préoccupations publiques, et vice-versa. Par exemple, lors des importants mouvements sociaux dans les pays occidentaux dont 1968 a été l’apogée, les préoccupations publiques ont pris le dessus. Mais il y a ensuite eu une phase de repli sur les préoccupations privées. Albert Hirschman a tenté de représenter ces fluctuations cycliques en utilisant le concept de déception et notamment les déceptions du consommateur, qui sont pour lui les frustrations qui suivent la participation à la vie publique.
La rhétorique réactionnaire
L’ouvrage qu’Albert Hirschman a intitulé Deux siècles de rhétorique réactionnaire, publié en 1991 est devenu un classique dans le domaine de la sociologie politique. Dans ce livre, il propose une analyse des arguments réactionnaires qui ont été développés en France, en Angleterre et aux États-Unis, depuis la fin du 18ème siècle. À travers une vision pessimiste, il considère qu’après chacune des étapes essentielles dans l’acquisition de nouveaux droits collectifs, il y a eu ce qu’il appelle une “contre-offensive idéologique d’une force extraordinaire”. Ces conflits violents ont eu pour conséquence d’entraîner la suppression de nombreuses propositions de réformes. La première phase est civile au 18ème siècle avec la proclamation des droits de l’Homme, la seconde est politique au 19ème siècle, avec la conquête du suffrage universel, et enfin, la dernière est sociale au 20ème siècle, avec l’émergence des droits économiques et sociaux garantis par l’État.
La première thèse réactionnaire qu’Albert Hirschman identifie est celle de l’effet pervers du changement. Pour ceux qui défendent cette thèse, une révolution engendre uniquement des effets désastreux, qui sont même pires que le mal qu’elle prétend guérir. Cela implique par exemple que la liberté gagnée et obtenue grâce à un combat révolutionnaire se retourne ensuite en tyrannie, ou bien que l’aide aux plus pauvres augmente en réalité la pauvreté, la création d’un salaire minimum accroît le chômage, etc. Ce raisonnement a été utilisé pour la première fois à la suite de la Révolution française de 1789 par des auteurs contre-révolutionnaires tels qu’Edmund Burke et Joseph de Maistre. Il est ensuite réapparu plus tard sous de nouvelles formes.
La deuxième thèse réactionnaire qu’il identifie est celle de l’inutilité du changement politique qu’il attribue à l’homme politique français Alexis de Tocqueville. Cette thèse insiste sur les similitudes qu’il existe entre certaines structures de l’Ancien Régime (celui de la monarchie donc) et des réformes que les révolutionnaires ont mises en place. Ce raisonnement amène à la conclusion que la Révolution française est vaine, étant donné qu’elle n’a pas amené de réelles transformations sociales.
La troisième thèse réactionnaire que Hirschman présente est celle de la mise en péril. Cela consiste en une nouvelle réforme qui mettrait en danger des droits durement acquis précédemment, ce qui menacerait le consensus social. Cette thèse a notamment été utilisée en Angleterre durant le 19ème siècle par les tories (c’est-à-dire les conservateurs) afin de lutter contre leurs adversaires whigs (qui défendaient un parlement fort et qui s’opposaient à l’absolutisme royal).