Les auteurs préclassiques ont existé avant les auteurs classiques
La science économique est réellement devenue un savoir autonome avec la publication en 1776 de la Richesse des Nations d’Adam Smith. Avant cette date, l’économie est sous la tutelle des sciences humaines et sociales, y compris durant la pensée économique médiévale. En effet, elle est sous la subordination de la philosophie et plus particulièrement de la morale à travers notamment les religions et la politique. L’économie est donc utilisée à travers d’autres domaines et non pas en tant que telle. Seul Adam Smith parvient à l’émanciper de cette tutelle, mais en plus à l’imposer aux autres savoirs. Aucun auteur avant lui n’a réussi à faire cela. Pour lui, le marché donne sa place à chacun, cela implique donc que le contrat économique s’impose au contrat social. Le mérite prend la place, et même remplace le privilège hérité.
C’est pour cela qu’Adam Smith est considéré comme le père fondateur de l’économie d’une manière générale et le créateur du courant classique. Cela signifie que les auteurs qui l’ont précédé ont le statut de préclassiques. Dans ce mouvement préclassique, plusieurs phases peuvent être distinguées dont la deuxième d’entre elles, qui suit la pensée économique antique, c’est la pensée économique médiévale.
Le Moyen-Âge correspond à la période intermédiaire entre l’Antiquité gréco-romaine qui se termine avec la chute de l’Empire Romain en 476 après Jésus-Christ et la découverte de l’Amérique en 1492 par Christophe Colomb. Cela couvre donc une période d’une très longue durée, jusqu’à ce qu’elle se termine pour laisser la place à la Renaissance. Néanmoins, durant cette période, la pensée économique n’a pas connu un développement significatif.
L’origine de la pensée économique médiévale
Durant tout le Moyen-Âge, la pensée économique n’a pas connu un développement significatif.
Charlemagne (né probablement en 842, et mort en 814) a pacifié l’Occident, solidifié l’autorité religieuse de l’Église catholique et a fait ouvrir des écoles (ou schola en grec) dans lesquelles la philosophie était enseignée sous le nom de scolastique. Le but de cette philosophie était de concilier les apports de la philosophie grecque (notamment d’Aristote) avec la théologie chrétienne (c’est-à-dire les réflexions chrétiennes sur la base de textes sacrés). Cette théologie chrétienne est héritée des Pères de l’Église, c’est-à-dire des auteurs ecclésiastiques tels que des évêques par exemple.
La scolastique tente donc d’harmoniser la raison avec la foi, en accordant une importance assez grande à la mise en forme des raisonnements. Cela sous-entend aussi un respect des auteurs anciens. De plus, la pensée scolastique utilise beaucoup la déduction, tout en méprisant l’observation et les connaissances expérimentales. Cela a tendance à pousser les distinctions à l’excès.
Cependant, le 12ème siècle marque une rupture importante dans l’évolution de la pensée. En effet, la traduction en latin des textes d’Aristote (alors qu’ils étaient notamment en hébreu et en arabe après leur traduction du grec ancien) provoque un renouveau. Ce renouveau se fait autant dans la méthode de penser avec l’introduction de la déduction aristotélicienne (c’est-à-dire d’Aristote) que dans la finalité de la pensée, en fondant la foi en raison. Les travaux d’Aristote permettent de comprendre la société. Pour lui, la société est comme un organisme dans lequel chaque membre est considéré comme un organe du corps humain qui remplit une fonction précise, ce qui permet de lui assigner sa place. Ces travaux permettent aussi une compréhension théologique, car la société est comprise par rapport à son but, sa finalité est de faire le bien.
Concernant les questions économiques, Aristote a beaucoup influencé Thomas d’Aquin. En effet, en s’inspirant d’Aristote, Thomas d’Aquin a exposé la hiérarchie naturelle et immuable qui fixe pour chaque être et chaque chose sa place.
La hiérarchie naturelle de Thomas d’Aquin, auteur majeur de la pensée économique médiévale
Pour Thomas d’Aquin, il y a donc une hiérarchie naturelle, qui n’a pas vocation à bouger, des êtres et des choses. Au sommet de cette hiérarchie se trouve Dieu, qui est l’être divin. En deuxième position se trouvent les Hommes. En troisième position, les animaux. Et enfin, en quatrième position, les plantes. Le but de cette hiérarchie naturelle est de fixer l’ordre social et sa fonction, la finalité de son action, qui participe au bonheur durable de la collectivité et qui se caractérise par le bien. Dans son livre Somme Théologique, l’économique représente l’art d’acquérir les biens qui sont nécessaires à la vie de la famille chrétienne. L’économie est alors intégrée dans la théologie.
Lors de la vie terrestre, le comportement vertueux correspond à la préparation à la vie céleste. En effet, le salut de l’âme passe par l’observation et l’application des préceptes de Dieu, et donc, y compris en ce qui concerne la production, la consommation, la répartition et au moment de l’échange.
Cependant, si la hiérarchie naturelle et divine fixe un système de valeurs, elle devrait alors aussi fixer la hiérarchie sociale. Or, l’échange monétaire peut venir bouleverser cet ordre. En effet, Thomas d’Aquin constate qu’une perle s’achète et se vend à un prix supérieur à celui d’une souris, alors même que la souris occupe une place plus élevée dans la hiérarchie naturelle.
Si un commerçant s’enrichit, cela peut permettre de lui donner une place plus élevée dans la hiérarchie sociale que celle attribuée par sa classe et sa naissance. Thomas d’Aquin va traiter l’échange ainsi que la détermination du prix et du salaire à partir de la théologie, en les soumettant à l’éthique et à la justice. Il va alors poser les questions du « juste prix » et du « juste salaire« .
La conception du travail et de l’échange
Thomas d’Aquin s’est inspiré d’Aristote, mais il ne partage pas du tout sa conception du travail et celle de l’esclavage. En effet, Aristote considérait le travail comme une activité rabaissante et avilissante pour le citoyen, et par conséquent réservée exclusivement aux esclaves. À l’inverse, Thomas d’Aquin loue le travail pour l’Homme libre et plus spécialement le travail manuel, il condamne donc l’esclavage. À ce propos, il prend pour exemple Jésus-Christ qui était lui-même charpentier.
Une fois cette différence indiquée, Thomas d’Aquin se réfère de manière explicite à Aristote en distinguant deux types d’échange.
Il y a d’une part, l’échange « naturel et nécessaire ». Cet échange peut se faire par le troc ou par la monnaie et vise la satisfaction des besoins par les « denrées nécessaires à la vie ».
D’autre part, il y a l’échange d’une denrée contre de l’argent, ou de l’argent contre de l’argent, c’est-à-dire un échange mercantile. Ce type d’échange ne vise que le gain, il alimente la cupidité et doit donc être condamné, selon Thomas d’Aquin. Cependant, il nuance sa condamnation en prenant en compte l’usage qui sera fait du gain en question et l’origine de ce gain. En effet, il condamne le gain immodéré, mais il tolère en même temps le gain modéré, à condition qu’il ne soit pas contraire à la vertu, et que les intentions du commerçant concerné soient moralement bonnes. Cela signifie que le gain doit avoir pour objectif de subvenir aux besoins de la famille, de secourir les indigents (c’est-à-dire les pauvres et les nécessiteux), de participer au bien-être de tous et être le salaire de l’effort effectué pour l’obtenir.
Les notions de juste prix et de juste salaire
Thomas d’Aquin a développé sa conception de la notion de « juste prix ». Pour lui, le juste prix est le prix qui résulte de « l’échange naturel et nécessaire ». Cela implique que toute vente qui se réaliserait à un prix supérieur ou inférieur à ce juste prix est par conséquent condamnable.
Le prix doit être déterminé pour correspondre à l’utilité objective du bien estimé socialement par la collectivité. Cela doit aussi permettre la reproduction des éléments qui sont nécessaires à sa production.
Le juste prix est alors déterminé en même temps par la justice redistributive, dans laquelle chacun reçoit en fonction de son statut, et par la justice commutative, dans laquelle chacun reçoit en fonction de sa contribution.
Le prix permet donc, par le revenu qu’il verse à chacun, de maintenir l’ordre des dignités relatives, mais aussi de récompenser la peine de chacun pour le travail qui a été accompli, et enfin, de couvrir les dépenses qui concernent la production, dans le but de reconstituer les outils et les matières premières qui ont contribué à la production.
Ce raisonnement permet de déterminer un prix unique, et même immuable pour chaque bien. Néanmoins, cette unicité et cette immuabilité du prix pose un problème dans la mesure où le prix varie dans l’espace et dans le temps. En effet, un bien rare ou au contraire abondant, de manière relative, produit des variations de prix. Par conséquent, toute variation de prix est considérée comme étant illicite et considérée comme de l’usure.
En soumettant le juste prix à deux formes de justice qui sont très difficiles à rendre compatibles, le juste prix reste une norme qu’il est impossible de déterminer. En effet, le juste prix n’est pas un prix de marché, mais un prix qui est fixé par la société et par un ordre social qui est voulu immuable, c’est-à-dire qui reste identique et qui ne change pas.
La question du juste prix reste donc sans réellement de réponse. L’économiste britannique Adam Smith pensera tout d’abord le prix par le marché pour ensuite en déduire l’ordre social du marché. Dans le raisonnement de Thomas d’Aquin, c’est plutôt la société qui s’impose au marché par son prix, et non pas l’inverse.
Concernant la notion de « juste salaire« , dans la philosophie de Thomas d’Aquin, il suit également le principe de la justice redistributive et de la justice commutative. Le juste salaire dépend donc de l’utilité et de la nécessité qui sont apportées à l’ensemble de la communauté, et non pas des exigences de tel ou tel individu. Si le talent d’une personne bénéficie à la communauté et profite à tous, alors il est juste que sa rémunération soit élevée. Dans sa détermination, c’est davantage l’utilité procurée à la communauté qui est prise en compte, que celle de l’individu en lui-même.
La vision de Thomas d’Aquin sur le prêt à intérêt, sujet important de la pensée économique médiévale
La question économique du prêt à intérêt a été abordée par Thomas d’Aquin. Cela a été un sujet important pour lui.
Le prêt à intérêt selon l’Église catholique
L’Église catholique a toujours condamné le prêt à intérêt, car pour elle, le prêt doit être une véritable aide qui doit favoriser le développement, la croissance et le bien-être des personnes et des sociétés. Cela suppose que les êtres humains vivent ensemble dans le partage, la solidarité et la fraternité. L’Église est donc contre le principe de payer un intérêt, car cela va à l’encontre de sa pensée. L’Église catholique a combattu cette pratique, et a même excommunié les catholiques qui en usaient.
Concrètement, les raisons de cette condamnation ont différentes origines. Le prêt, selon elle, doit être gratuit et désintéressé, car il faut prêter, mais sans rien attendre en retour. De plus, l’intérêt monétaire correspond à la rémunération du temps durant lequel une somme est prêtée. Mais pour l’Église, le temps n’appartient pas à l’Homme, il appartient à Dieu et c’est lui qui décide de la durée de vie des individus sur Terre. Cela signifie que demander une rémunération du temps revient à s’approprier ce qui est la propriété exclusive de Dieu, à savoir le temps. C’est pour ces raisons qu’une telle pratique doit être, à la fois condamnée et prohibée.
Les différentes religions peuvent avoir des réflexions différentes sur ce sujet. En effet, les religions protestante et juive par exemple ne vont pas contraindre l’usage du prêt à intérêt.
Le raisonnement général du prêt à intérêt de Thomas d’Aquin et ses exceptions
Dans son ouvrage nommé Somme Théologique, Thomas d’Aquin va réexaminer la position de l’Église dans le but de l’assouplir. Il considère d’abord que recevoir un intérêt pour de l’argent qui est prêté est en soi injuste, car cela revient à faire payer ce qui n’existe pas. Il développe alors une analyse de la nature de la monnaie, car le versement d’un prix d’usage dépend de la nature du bien prêté.
Par exemple, le locataire d’une maison ou d’une terre paye au propriétaire le prix d’usage du bien en question, c’est le loyer. Le propriétaire quant à lui cède l’usage de ce bien, mais conserve la propriété du bien.
Pour les biens fongibles, c’est-à-dire ceux dont l’usage entraîne leur destruction, ils peuvent être remplacés par d’autres biens identiques. Cela signifie que la propriété et l’usage ne sont pas dissociables. Sur ce sujet, le droit romain avait codifié ce type de prêt grâce à un contrat appelé « mutuum » (un mélange de meum qui signifie « le mien » et de tuum qui signifie « le tien »), ce qui implique donc que ce qui est mien devient le tien. Ce contrat prévoyait le transfert de propriété des biens fongibles gratuitement. L’emprunteur avait une unique condition qui était de restituer le bien concerné par un autre bien identique.
Pour poursuivre son raisonnement, Thomas d’Aquin se demande à quel type de bien appartient la monnaie en tant que telle.
Pour lui, le prêt d’argent implique en même temps le transfert de la propriété et de l’usage. De plus, son remplacement à l’identique au moment du remboursement du prêt permet de le classer dans les biens fongibles, qui relèvent alors du mutuum, c’est-à-dire du prêt gratuit. Cela implique donc que le versement d’un intérêt pour les prêts qui sont destinés à de la consommation est illicite. Cependant, en distinguant la finalité des prêts, tels que ceux qui financent des activités productives et commerciales, le versement d’un intérêt peut être justifié, selon Thomas d’Aquin.
Pour lui, il faut donc prendre en considération les risques de ce type d’activités, les possibles dommages en perte de capital ainsi que la renonciation à une consommation qui soit profitable.
Les activités productives et commerciales engagent des financements, mais sans que leur résultat garantisse de manière absolue et intégrale leur remboursement. Par exemple, produire et affréter un navire nécessite des financements, mais leurs remboursements restent aléatoires.
En avançant le capital, tout prêteur s’expose au risque de le perdre. Face à cette possibilité de tout perdre, il vaut mieux pour lui ne pas prêter. Sauf bien sûr s’il y est incité par le versement d’un intérêt. L’intérêt en question devient alors un dédommagement contre le risque pris, ou pour la renonciation à une consommation présente profitable. En effet, en prêtant son argent, tout prêteur en revient à renoncer à des opérations commerciales bon marché, c’est-à-dire à profiter de la baisse du prix de certains biens pour consommer. Il perd donc certaines occasions. Pour éviter qu’il ne conserve son argent et pour l’inciter à profiter des opportunités, il convient donc de lui verser une indemnité, un dédommagement, c’est-à-dire un intérêt. En plus de rémunérer le risque pris, l’intérêt devient une incitation à renoncer à détenir de la monnaie.
Avec ce raisonnement, Thomas d’Aquin considère donc que, en soi, le prêt à intérêt doit être interdit dans la majorité des cas, parce qu’il constitue un péché. Mais dans les cas où il finance la production ou le commerce, il faut nuancer cette vision. Dans ces cas bien particuliers, l’intérêt rémunère en réalité la prise de risque, permet de dédommager la perte de capital et indemnise la renonciation à la consommation. Le prêt à intérêt peut alors être toléré et accepté.
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