
Le taux de pauvreté en France a atteint en 2023 un niveau inédit depuis près de trois décennies. C’est ce que révèle le dernier rapport publié par l’Insee, qui met en lumière une dégradation marquée des conditions de vie pour une partie croissante de la population. Cette situation alerte sur les fragilités sociales du pays, alors que l’inflation, la crise énergétique ou encore le ralentissement économique ont accentué les inégalités. Mais quelle est vraiment la situation derrière ce constat ? Et quelles sont les pistes pour enrayer cette tendance ?
Avant d’analyser les chiffres, il est essentiel de comprendre ce que mesure précisément le taux de pauvreté. Cet indicateur repose sur le revenu disponible des ménages, avec un seuil fixé à 60 % du niveau de vie médian. Il ne s’agit donc pas d’un seuil de survie, mais d’un repère statistique qui permet d’évaluer l’exclusion relative au sein de la société française. Sa construction méthodologique permet de comparer les évolutions sociales dans le temps et entre différents pays.
Les données dévoilées par l’Insee montrent une forte hausse du taux de pauvreté en 2023, qui touchait désormais 15,4 % de la population, soit 9,8 millions de personnes. Ce chiffre constitue un record depuis 1996. Cette progression est d’autant plus marquante que le niveau de vie médian a augmenté en 2022 et 2023, ce qui montre une hausse des inégalités entre les plus modestes et le reste de la population, notamment les plus aisés.
Cette dynamique ne touche pas tout le monde de la même manière. Les personnes seules, les familles monoparentales, les personnes sans emploi ou aux revenus faibles sont bien plus exposés. La pauvreté frappe aussi certains retraités, notamment les femmes qui vivent seules avec de petites pensions. Ce sont souvent des profils qui cumulent plusieurs fragilités sociales et économiques qui basculent sous le seuil de pauvreté.
Plusieurs facteurs expliquent cette hausse rapide. L’inflation, notamment sur les produits de première nécessité et l’énergie, ont lourdement pesé sur le budget des ménages modestes. La crise énergétique liée à la guerre en Ukraine a aggravé la situation. Parallèlement, les aides sociales n’ont pas suffi à compenser la dégradation du pouvoir d’achat, et certains dispositifs temporaires liés à la crise sanitaire ont été arrêtés. Les plus aisés ont aussi vu leurs revenus progresser.
Face à cette situation, les leviers d’action ne manquent pas, mais les marges de manœuvre sont limitées. Revaloriser les aides sociales, renforcer l’accès à l’emploi, s’attaquer au sujet du logement, ou encore repenser la fiscalité sont autant de pistes pour enrayer la montée de la pauvreté. Le défi est immense, puisqu’il s’agit non seulement de soutenir les plus fragiles, mais aussi de prévenir l’entrée dans la pauvreté des classes moyennes inférieures.
Qu’est-ce que le taux de pauvreté et comment est-il mesuré ?
Le taux de pauvreté est un indicateur central pour évaluer la situation sociale d’un pays. En France, il correspond à la part de la population dont le niveau de vie est inférieur à un seuil fixé à 60 % du revenu médian. Ce seuil, appelé seuil de pauvreté, était estimé à 1 288 euros par mois en 2023 pour une personne seule, selon l’Insee. Pour un couple, il était estimé à 1 932 euros, auxquels il faut ajouter 386 euros pour chaque enfant de moins de 14 ans et 644 euros pour chaque enfant plus âgé. Il ne s’agit donc pas d’une mesure de pauvreté absolue, mais d’une pauvreté dite “relative”, qui reflète l’écart entre les personnes les plus modestes et le reste de la population.
Le calcul du taux de pauvreté repose sur les revenus après redistribution, c’est-à-dire après les impôts directs et le versement des prestations sociales. Cette approche permet de mesurer l’effet des politiques publiques sur la réduction des inégalités et l’amélioration du niveau de vie des ménages. Plus précisément, l’Insee s’appuie sur son enquête annuelle sur les revenus fiscaux et sociaux, qui couvre l’ensemble des ménages ordinaires vivant en France métropolitaine. Sont donc prises en compte les personnes qui vivent en France métropolitaine dans un logement ordinaire, dans un ménage dont la personne de référence n’est pas étudiante et dont le revenu déclaré est positif ou nul. Cela correspond à une population de 63,7 millions de personnes fin 2023 et ne prend notamment pas en compte les personnes qui résident en institution et les personnes sans abri.
Ce taux de pauvreté monétaire coexiste avec d’autres indicateurs qui permettent d’analyser plus finement les inégalités. On peut notamment citer la distribution des niveaux de vie, les déciles de revenus, le taux de pauvreté à 50 % du revenu médian, ou encore les indicateurs d’intensité de la pauvreté. Ensemble, ces outils permettent de dresser un tableau précis de l’état social du pays et de suivre l’évolution des disparités au fil du temps.
Un record historique depuis 1996 : que disent les chiffres ?
En 2023, selon l’enquête Revenus fiscaux et sociaux (ERFS) de l’Insee, le niveau de vie annuel médian des personnes qui vivent dans un logement ordinaire de France métropolitaine est de 25 760 euros par unité de consommation. Il correspond à un revenu disponible de 2 150 euros mensuels pour une personne seule et de 3 860 euros pour un couple avec un enfant de moins de 14 ans.
Le niveau de vie médian a augmenté en 2023 de 5,9 % en euros courants, dans un contexte où l’inflation se maintient à un niveau élevé (4,9 %). Il a augmenté de 0,9 % en euros constants, c’est-à-dire en tenant compte de l’inflation entre 2022 et 2023. Cette hausse s’explique principalement par l’augmentation du niveau de vie médian avant redistribution (+0,8 % en euros constants). Ce dernier bénéficie des revalorisations successives du salaire minimum et d’une conjoncture de l’emploi salarié toujours favorable (avec 110 000 créations nettes d’emplois salariés et un taux de chômage stable en moyenne entre 2022 et 2023). Il est également soutenu par la hausse des taux de rendement des produits financiers, en particulier des livrets exonérés (livrets A, LEP).
En 2023, le niveau de vie des ménages les plus aisés a augmenté nettement. Le niveau de vie des 10 % les plus aisés a crû de 2,1 % et celui des 20 % les plus aisés de 1,1 %, en euros constants. La majeure partie de cette hausse est due à l’augmentation des revenus financiers impulsée par la hausse des taux d’intérêt et à l’augmentation des revenus d'investissement, notamment des placements et assurance-vie. Dans une moindre mesure, ces ménages ont également bénéficié de la dernière phase de l’exonération de la taxe d’habitation sur la résidence principale qui, en 2023, a concerné les 20 % de foyers fiscaux les plus aisés.
Le niveau de vie cache donc d’importantes disparités, puisqu’en 2023, le niveau de vie des ménages les plus modestes baisse en euros constants, après s’être maintenu en 2022. Dans un contexte d’inflation élevée, le niveau de vie plafond des 10 % les plus modestes diminue (-1,0 % en euros constants) et celui des 20 et 30 % les plus modestes se replient également (-0,9 % et -0,3 %).
En 2023, les indicateurs d’inégalités sont en hausse après s’être stabilisés en 2022 à un niveau relativement élevé au regard des dernières années. La baisse du niveau de vie des plus modestes, avec en même temps la hausse de celui des plus aisés, conduit les indicateurs d’inégalités à atteindre des niveaux parmi les plus élevés depuis 30 ans.
L’indice de Gini par exemple, qui mesure le degré d’inégalité des revenus d’un pays, a augmenté en 2023 à 0,297, après s’être stabilisé à 0,294 en 2022. Il se rapproche de son maximum de 0,298, atteint en 2011. Le rapport interdécile, rapport entre le niveau de vie plancher des 10 % les plus aisés et le niveau de vie plafond des 10 % les plus modestes, augmente à 3,49, dépassant sa moyenne historique, mais sans atteindre le maximum de 2011.
Ainsi, le taux de pauvreté en France a atteint en 2023 son plus haut niveau depuis 1996. Selon les données publiées par l’Insee en juillet 2025, 15,4 % de la population vivait sous le seuil de pauvreté monétaire, soit 9,8 millions de personnes. Ce chiffre est en augmentation de 650 000 personnes par rapport à 2022, où le taux de pauvreté s’établissait à 14,4 %.
La hausse de 2023 est directement liée au contexte qui a radicalement changé. En effet, l’arrêt progressif des dispositifs de crise, combiné à une inflation record et à une hausse du coût de la vie, a pesé sur les ménages modestes. C’est dans ce cadre que le taux de pauvreté est reparti à la hausse, dépassant même les niveaux observés durant les vingt dernières années. Le rapport de l’Insee note toutefois une baisse de l’intensité de la pauvreté, c’est-à-dire l’écart moyen entre le niveau de vie des personnes pauvres et le seuil de pauvreté, ce qui traduit une légère amélioration de la précarité pour les plus touchés.
En 2023, la moitié des personnes en situation de pauvreté ont un niveau de vie inférieur à 1 041 euros par mois, inférieur de 19,2 % au seuil de pauvreté. Cet écart est en léger recul par rapport à 2022 (-0,2 point) et affiche un niveau inférieur à la moyenne observée entre 1996 et 2022 (19,8 %).

Qui sont les plus touchés par la pauvreté en France ?
Derrière le taux de pauvreté global se cachent de fortes disparités entre les différentes catégories de la population. Les données de l’Insee montrent que certains profils sont bien plus exposés que d’autres au risque de pauvreté en France, souvent en raison de leur situation familiale, professionnelle ou résidentielle. Pour rappel, le taux de pauvreté de l’ensemble de la population s’élève à 15,4 % en 2023.
Tout d’abord, il est à noter que le travail a un effet protecteur par rapport à la pauvreté, puisque le taux de pauvreté des salariés s’élève à seulement 6,6 % en 2023, taux le plus faible de la population. Avec un taux de 11,1 %, les retraités sont également préservés, grâce notamment à l’augmentation de leurs retraites en fonction de l’inflation, et à la progression des revenus du patrimoine (plus on est âgé et plus le patrimoine est important). Cela masque bien sûr des situations plus difficiles, notamment pour les femmes qui ont eu des carrières incomplètes.
À l’inverse, certaines franges de la population ont un fort taux de pauvreté. La première, avec un taux de pauvreté de 37,3 %, correspond à celle des inactifs (ce qui comprend les étudiants). L’effet des non-reconductions des mesures exceptionnelles de 2022 et de la revalorisation des allocations logement inférieure à l’inflation, à laquelle ils sont particulièrement sensibles, ont été déterminants.
Une autre catégorie très impactée est celle des chômeurs, avec un taux de 36,1 %. La réforme de l’assurance chômage, entrée en vigueur le 1er février 2023 a réduit la durée d’indemnisation de 25 % pour les nouveaux entrants dans l’assurance chômage, ce qui a joué un rôle majeur. Par ailleurs, en 2023, la part des personnes seules parmi les chômeurs a augmenté et cette catégorie de personnes est particulièrement exposée à la pauvreté.
Cependant, cela ne signifie pas que le travail protège toujours de la pauvreté. En effet, le taux de pauvreté des indépendants par exemple s’élève à 19,2 %, en hausse de 0,9 point. Le revenu des indépendants les plus modestes s’est contracté en 2023. Plus généralement, pour la seconde année consécutive, les revenus d’activité moyens des indépendants ont augmenté moins vite que l’inflation. Cette baisse concerne la quasi-totalité des secteurs, mais certaines activités sont plus particulièrement touchées, notamment dans les secteurs du commerce ou de la construction.
Une autre catégorie fortement concernée est celle des familles monoparentales. Avec un taux de pauvreté de 34,3 % en 2023, c’est même la catégorie la plus concernée en prenant en compte la composition des ménages. Les femmes, qui représentent l’écrasante majorité de ces chefs de famille, sont donc particulièrement exposées. La combinaison d’un emploi souvent à temps partiel ou fragmenté, de charges familiales élevées et d’un poids financier important du logement dans le budget alimente une pauvreté structurelle. L’arrêt des aides exceptionnelles versées à une part élevée de familles monoparentales en 2022 a aussi joué.
Dans le prolongement, la dégradation de la situation des familles monoparentales entraîne une hausse de la pauvreté chez les enfants. En 2023, le taux de pauvreté des moins de 18 ans croît de 1,5 point et atteint 21,9 %.
Il est également à noter que les personnes seules ont un taux de pauvreté plus important que le reste de la population, avec 20,3 % pour les moins de 65 ans et 18,8 % pour les plus de 65 ans. Pour comparaison, un couple sans enfants de moins de 65 ans n’a en moyenne un taux de pauvreté que de 6,8 %. Le fait de mutualiser les charges (comme celles du logement par exemple, ou celles de la voiture) permet de faire des économies majeures.
Inflation, crise énergétique, aides sociales : les causes de la hausse
L’envolée du taux de pauvreté en France en 2023 ne peut être comprise sans analyser les causes profondes qui ont fragilisé les ménages les plus modestes. Plusieurs facteurs majeurs ont contribué à cette progression, tels que l’inflation élevée, la crise énergétique, la fin des aides exceptionnelles, l’augmentation des revenus financiers des plus aisés, l’exonération de taxe d’habitation ou encore l’évolution des aides sociales.
L’inflation a probablement été le premier moteur de cette hausse. En 2022, la France a connu une hausse des prix à la consommation de 5,2 %, un niveau inédit depuis les années 1980, puis à nouveau une hausse de 4,9 % en 2023. Cette augmentation a particulièrement touché les postes de dépenses dites incompressibles, c’est-à-dire dont on ne peut pas se passer, telles que l’alimentation, les loyers, l’énergie et les transports. Or, ces postes représentent une part bien plus importante du budget des ménages pauvres que celui des foyers aisés. Résultat des courses (et c’est le cas de le dire), le pouvoir d’achat des plus modestes a fortement reculé, ce qui a accentué leur exposition au risque de pauvreté.
À cela s’est ajoutée la crise énergétique, déclenchée par la guerre en Ukraine. La flambée des prix du gaz et de l’électricité a alourdi les factures de chauffage, d’éclairage et de carburant, ce qui a plus particulièrement frappé les zones rurales et périurbaines où la voiture est indispensable. Si le bouclier tarifaire mis en place par l’État a permis d’amortir le choc pour une partie de la population, il n’a pas empêché une dégradation du niveau de vie chez les foyers déjà en difficulté.
Enfin, les aides sociales n’ont pas totalement suivi le rythme de cette dégradation. Malgré des revalorisations ponctuelles de certaines prestations comme le RSA ou la prime d’activité, leur montant n’a pas suffi à compenser l’inflation subie. De plus, la sortie progressive des dispositifs exceptionnels mis en place pendant la pandémie a créé un effet de seuil pour de nombreux bénéficiaires, qui ont vu leur revenu disponible diminuer. Ce retrait partiel de la protection sociale a donc accentué la vulnérabilité d’une partie de la population.
Généralement, le salariat est considéré comme protecteur et a tendance à éloigner les gens de la pauvreté. Mais davantage de ménages ont déclaré de faibles revenus d’activité indépendante, ce qui a dégradé leur situation et a pu amener davantage de personnes vers la pauvreté.
Au-delà de la situation des plus pauvres, les plus riches ont vu leur situation s’améliorer, ce qui a eu pour effet de creuser l’écart avec les plus pauvres. Ainsi, le gouvernement a, par exemple, mené à bien la dernière phase de l’exonération de la taxe d’habitation sur la résidence principale prévue depuis longtemps. Une des raisons significatives est aussi à nouveau l’inflation. En effet, les plus aisés sont d’une manière générale moins impactés, mais en plus, ayant un patrimoine plus important, celui-ci leur rapporte davantage. Des livrets bancaires pleins, une assurance-vie performante, des placements intéressants, un logement loué dont le loyer suit l’inflation, etc, tout cela a un effet décisif sur le niveau de vie en période de forte inflation.

La France face au défi de la pauvreté : quelles marges de manœuvre ?
Face à un taux de pauvreté au plus haut depuis près de trente ans, la France se retrouve confrontée à un défi social majeur. La persistance, voire l’aggravation, de la pauvreté interroge l’efficacité de son modèle de protection sociale, qui coûte pourtant toujours plus cher, et appelle à des réponses à la fois structurelles et ciblées. Si les marges de manœuvre budgétaires sont plus que limitées au vu des finances publiques, plusieurs leviers demeurent disponibles pour tenter d’inverser la tendance.
La première priorité consiste à renforcer les dispositifs de soutien aux plus modestes. Cela peut passer par une revalorisation plus dynamique des minima sociaux, mais aussi par un élargissement de l’accès à certaines prestations pour les publics les plus exposés. Avec la forte baisse de l’inflation ces derniers temps, une meilleure revalorisation permettrait par exemple de sortir un certain nombre de personnes de la pauvreté.
Mais les aides sociales ne sont pas la réponse à tout. La question de l’emploi reste également centrale. La pauvreté en France touche encore massivement les chômeurs. Avoir un emploi stable et durable est un outil majeur pour subvenir à ses besoins. Lutter contre le chômage, aider les plus éloignés de l’emploi, mieux valoriser les salaires, etc pourraient avoir un rôle déterminant. C’est en réalité une politique économique à part entière qui doit être mise en place.
Le logement représente une autre dimension essentielle. Le poids du loyer dans le budget des ménages pauvres est l’un des principaux facteurs de bascule sous le seuil de pauvreté. Le développement d’une offre locative accessible, notamment dans les zones tendues, est donc indispensable. Parallèlement, l’amélioration de la performance énergétique des logements permettrait de réduire la précarité énergétique, sans augmenter la facture publique. Faciliter l’achat de sa résidence principale est aussi quelque chose d’essentiel.
Enfin, le gouvernement peut jouer un rôle en matière de fiscalité et de redistribution. En ciblant mieux les allègements de charges et en corrigeant certaines niches fiscales, il serait possible de dégager des marges de manœuvre pour financer des politiques sociales plus efficaces. L’enjeu est de maintenir un équilibre entre le soutien aux plus fragiles et la soutenabilité des finances publiques, dans un contexte où les dépenses sociales représentent déjà une part importante du budget de l’État.
Le taux de pauvreté en France n’est pas une fatalité. Il dépend largement des choix politiques opérés à court et moyen terme. Si la conjoncture reste incertaine, la capacité à agir sur les bons leviers, comme ceux de l’emploi, du logement, ou de la redistribution, déterminera la trajectoire sociale du pays dans les prochaines années.